Chapitre 4

Vous voulez déclencher la guerre ? Donnez libre cours à votre faim latente de pouvoir et oubliez que seuls les insensés recherchent le pouvoir pour lui-même. Laissez ces fous accéder au pouvoir – à plus forte raison s’il s’agit de vous. Que ces fous passent à l’action derrière leur masque de respectabilité sensée. De toute manière, que leur masque soit fait d’illusions défensives ou de l’aura théologique de la Loi, la guerre viendra, soyez-en sûrs.

Aphorisme gowachin.

 

Le réveille-parfum tira McKie de son sommeil en lui envoyant une bouffée de citronnelle. L’espace d’un instant, son cerveau lui joua un tour. Il se crut sur le paisible océan planétaire de Tutalsee où flottait, silencieuse, son île aux mille guirlandes. Elle était couverte de citronniers, d’hibiscus et d’alysses aux senteurs épicées. Sa maison, agrémentée d’une tonnelle, était au carrefour des brises parfumées et de la citronnelle…

Ses esprits lui revinrent. Il n’était pas sur Tutalsee avec une charmante compagne, mais sur sa canicouche attentionnée, dans le sanctuaire efficace de son appartement de Central Central. De retour au cœur du BuSab, il avait repris le collier.

McKie eut un frisson.

Une planète pleine de monde allait peut-être mourir aujourd’hui… ou bien alors demain.

Cela se produirait inévitablement, à moins que quelqu’un ne parvienne à résoudre le mystère dosadi. Connaissant les Gowachins, McKie était persuadé du sérieux de la menace. Les Gowachins étaient capables d’initiatives cruelles, particulièrement lorsque l’honneur de leur espèce était en jeu, mais également pour toutes sortes de raisons que les autres espèces ne comprenaient pas toujours. Bildoon, son supérieur hiérarchique au Bureau, évaluait cette crise à peu près de la même manière. Depuis l’affaire calibane, aucun problème de cette envergure n’avait secoué l’univers co-sentient.

L’ennui était qu’ils ignoraient même où se trouvait cette planète en danger.

Après avoir passé une nuit entière à étudier le dossier, il avait l’impression qu’une partie de son esprit avait continué à décanter les maigres éléments qu’ils possédaient. Le rapport avait été rédigé par deux agents actifs et dignes de confiance, un Wreave et un Laclac. Leurs sources étaient excellentes, même si la récolte était pauvre. Ils faisaient visiblement du zèle dans l’espoir d’obtenir de l’avancement. À l’heure où les Wreaves et les Laclacs se plaignaient discrètement d’une discrimination envers leur espèce, le rapport méritait d’être examiné sous un angle particulier. Nul agent du BuSab, quelle que fût son origine, n’était à l’abri d’un contrôle interne, stratagème destiné à affaiblir le Bureau et à s’approprier les mérites d’un coup d’éclat au bout duquel, peut-être, il y avait le fauteuil de direction.

Quoi qu’il en soit, le Bureau des Sabotages était encore, pour le moment, dirigé par Bildoon, un Pan Spechi de forme humaine, quatrième membre de sa crèche à porter le nom. D’après ses premières paroles concernant le rapport, il était évident qu’il y ajoutait foi.

« McKie, ce truc-là est capable de faire s’entr’égorger les Humains et les Gowachins. »

Le sens de l’expression était parfaitement clair, bien qu’il eût fallu, pour établir une véritable réciprocité de la menace, que les Humains visent plutôt la région abdominale des Gowachins. McKie s’était déjà familiarisé avec le rapport et, pour des raisons intérieures auxquelles l’avait largement sensibilisé sa longue pratique de la mentalité gowachin, partageait à peu près le point de vue de Bildoon. Après avoir pris place dans un canisiège gris clair qui faisait face au bureau du directeur dans l’étroite pièce sans fenêtre où celui-ci avait récemment préféré s’établir, McKie fit passer plusieurs fois le dossier d’une de ses mains à l’autre. Conscient de sa nervosité, il replaça bientôt les feuillets sur le coin du bureau le rapport, enregistré sur mémofil, devenait perceptible à des sens exercés quand on le faisait glisser entre les doigts ou contre d’autres prolongements tactiles.

« Comment se fait-il qu’on n’ait pas encore réussi à localiser cette fameuse Dosadi ? » avait demandé McKie.

« Il n’y a que les Calibans qui la connaissent. »

« Eh bien, ils peuvent… »

« Les Calibans refusent de répondre. »

McKie dévisagea Bildoon. La surface parfaitement polie du bureau reflétait le visage du directeur du BuSab, et c’est cette image inversée que McKie étudiait. Tant qu’on ne remarquait pas ses yeux à facettes (qui ressemblaient étrangement à ceux d’un insecte), ce Pan Spechi avait tout à fait l’apparence d’un Humain de sexe mâle pourvu d’un visage rond et plaisant encadré par des cheveux bruns. Peut-être lui avait-on transmis un peu plus que des caractéristiques physiques quand on avait modelé sa chair pour lui donner cet aspect humain. La physionomie de Bildoon exprimait des émotions qui, pour McKie, pouvaient aisément s’interpréter en termes humains. En fait, le directeur du BuSab avait l’air furieux.

McKie prit un air perplexe :

« Comment ça, ils refusent ? »

« Les Calibans ne nient pas l’existence de Dosadi, ni la menace qui pèse sur elle. Ils refusent simplement d’en discuter. »

« Dans ce cas, ils sont liés par un contrat dont ils doivent respecter tes clauses. »

Il demeura songeur un long moment tandis qu’il se remémorait à peine réveillé, cette conversation avec Bildoon. L’affaire dosadie était-elle un nouveau prolongement de la Question Calibane ?

Il y a lieu de redouter ce que nous ne comprenons pas.

Le mystère caliban résistait depuis trop longtemps aux investigations des Co-sentients. Il ne cessait de repenser à sa récente conversation avec Fanny Mae. Chaque fois qu’il croyait tenir quelque chose, cela lui filait entre les doigts. Avant d’avoir reçu des Calibans le fameux cadeau des couloirs, la Co-sentience était une fédération relativement stable et intelligible regroupant la totalité des espèces évoluées qui s’étaient fait connaître. L’univers lui-même était contenu dans un espace commun aux dimensions reconnaissables. La Co-sentience, alors, se développait d’une manière linéaire, ou plutôt comme une grosse bulle de savon qui enfle.

Les couloirs calibans avaient transformé tout cela. Les moindres aspects de la vie courante avaient connu une accélération explosive. Les couloirs avaient immédiatement constitué un instrument de pouvoir qui remettait tout en question. Ils impliquaient l’existence d’une infinité de dimensions utilisables. Ils impliquaient beaucoup d’autres choses que l’on ne comprenait que très imparfaitement. En utilisant un couloir, on pouvait passer d’une chambre de Tutalsee à un bureau de Central Central. De là, il était aussi facile de prendre un couloir qui débouchait dans un jardin de Paginui. L’« espace normal » intermédiaire pouvait être mesuré en parsecs ou années-lumière, c’étaient de vieux concepts qui n’affectaient nullement le temps de passage d’un endroit à un autre. À ce Jour, les chercheurs co-sentients ne disposaient d’aucune théorie satisfaisante concernant le fonctionnement des couloirs calibans. Des notions telles que l’« espace relatif », loin d’expliquer le phénomène, ne faisaient qu’épaissir le mystère.

De frustration, McKie grinçait des dents. Chaque fois qu’il pensait aux Calibans, c’était la même chose. À quoi bon se les représenter comme des étoiles visibles occupant le même espace que son propre corps ? Où qu’il fût, sur n’importe quelle planète où un couloir venait de lui donner accès, il pouvait lever la tête pour contempler la voûte céleste. Des étoiles visibles, oui, il y en avait partout. C’étaient des Calibans. Et puis après ?

Il existait une théorie, soutenue par de nombreux partisans, selon laquelle les Calibans n’auraient constitué en réalité qu’une branche un peu plus évoluée de la mystérieuse famille des Taprisiotes. La Co-sentience acceptait et utilisait ces Taprisiotes depuis des milliers d’années standard. Leur aspect et leur taille étaient compatibles avec les critères co-sentients. Ils ressemblaient à peu près à des sections de troncs d’arbres bizarrement hérissées un peu partout de courts tentacules. Quand on les touchait, ils étaient chauds et de consistance élastique. Les Taprisiotes faisaient pleinement partie de la Co-sentience. Mais, alors que les Calibans transportaient les personnes à travers les parsecs, les Taprisiotes, à travers ces mêmes parsecs, transportaient leurs pensées et les mettaient en contact avec d’autres.

Les Taprisiotes étaient un moyen de communication.

Certains théoriciens, cependant, affirmaient qu’ils ne s’étaient introduits dans la Co-sentience que pour préparer le terrain aux Calibans. Or, s’il était dangereux de voir dans les Taprisiotes un simple instrument de communication, il était encore moins possible de ne considérer les Calibans que comme des « transporteurs ». Témoin les effets disrupteurs occasionnés sur le plan social par l’utilisation des couloirs. Même avec les Taprisiotes, on ne pouvait jamais se départir d’un profond sentiment d’insécurité lié à la transe de communication qui réduisait les intéressés à l’état momentané de zombies pantelants. Non… en aucun cas, la Co-sentience ne pouvait accepter les Taprisiotes et les Calibans sans poser de questions.

À l’exception possible des Pan Spechi, aucune espèce ne possédait d’autres informations sur le phénomène caliban ou taprisiote. Tout ce que connaissait la Co-sentience était leur valeur personnelle et économique, concrétisée par les tarifs souvent très élevés des communications ou transports à longue distance. Les Pan Spechi se défendaient de pouvoir expliquer certaines choses, mais les Pan Spechi ne disaient jamais toute la vérité. Leur espèce était composée d’individus qui possédaient cinq corps et un ego commun. Un seul corps à la fois était utilisé tandis que les quatre autres reposaient en réserve dans une crèche dissimulée quelque part. Bildoon était issu d’une de ces crèches, où il avait pris le relais d’un compagnon dont le sort ultérieur ne pouvait que faire l’objet de conjectures variées. Les Pan Spechi s’étaient toujours refusés à discuter de ces questions privées. Ils n’admettaient que ce qui était de toute manière évident : ils étaient capables de donner à un de ces corps n’importe quelle forme imitant l’aspect de la plupart des espèces reconnues de la Co-sentience.

McKie se sentit soudain envahi par une vague de xénophobie momentanée.

Nous croyons sur parole beaucoup trop de gens qui auraient des tas de raisons de nous faire avaler de foutus mensonges.

Gardant les yeux fermés, il se redressa sur sa canicouche qui ondoya doucement sous ses fesses.

Que le diable emporte ces maudits Calibans ! Que le diable emporte Fanny Mae !

Il avait déjà appelé cette dernière pour lui demander des renseignements sur Dosadi. La réponse l’avait laissé perplexe quant au sens que les Calibans attribuaient vraiment au mot amitié.

« Information non autorisée. »

Que faire d’une réplique comme celle-là ? Surtout lorsque c’était la seule que l’on réussissait à obtenir ?

Non autorisée

Le plus irritant – sans être nouveau – était que le BuSab ne disposait d’aucun moyen de « persuasion bienveillante » à exercer sur les Calibans.

Par contre, les Calibans ne mentaient jamais. Ils semblaient rigoureusement et laborieusement incapables de déformer la moindre parcelle de vérité… pour autant qu’on pouvait les comprendre ! Mais, apparemment, ils ne se sentaient pas obligés de livrer tous les renseignements en leur possession. Ils avaient leur domaine… non autorisé !

Se pouvait-il aussi qu’ils deviennent eux-mêmes complices de la destruction d’une planète, avec toute sa population ?

McKie devait admettre que la chose était possible.

Ils agissaient peut-être par ignorance, ou en fonction de principes de moralité calibane que le reste de la Co-sentience était incapable de partager et de comprendre. Ou bien encore pour une autre raison qui défiait toute interprétation. Ils disaient qu’ils considéraient toute vie comme un « point précieux d’existence nodale ». Mais il semblait y avoir quelques exceptions. Qu’avait dit Fanny Mae, un jour ?

« Point nodal entièrement dissous. »

Comment pouvait-on concevoir la vie d’un individu sous la forme d’un « point nodal » ?

Si la fréquentation des Calibans lui avait enseigné quelque chose, c’était que la communication entre les espèces demeurait une chose précaire et qu’à l’occasion, essayer de comprendre un Caliban pouvait mener tout droit à la folie. Dans quoi pouvait bien se dissoudre un point nodal ?

McKie soupira.

Pour l’instant, le rapport des deux agents du BuSab sur Dosadi devait être pris pour argent comptant. Des personnalités importantes de la Confédération gowachin étaient soupçonnées d’avoir séquestré des Humains et des Gowachins sur une planète non répertoriée : Dosadi. Ses coordonnées étaient inconnues, mais on y pratiquait sur la population captive des « recherches » et des « expériences » collectives de nature encore indéterminée. Les deux agents wreave et laclac présentaient ces informations comme rigoureusement authentiques. Si les faits étaient confirmés, il s’agissait d’un crime abominable. Le peuple batracien ne l’ignorait certainement pas. Pour éviter de voir la honte rejaillir sur eux, les responsables gowachins étaient fort bien capables de mettre à exécution la menace que signalaient les deux agents : faire sauter la planète avec toute sa population pour supprimer l’ensemble des preuves à conviction.

McKie frissonna.

Dosadi… tout un monde peuplé de créatures pensantes, de Co-sentients. Si les Gowachins faisaient une telle chose, il ne resterait plus rien de Dosadi que des gaz en incandescence et un plasma brûlant de particules atomiques. Quelque part dans l’espace, peut-être hors de portée de tout regard extérieur, une conflagration brutale illuminerait le vide cosmique. La tragédie se déroulerait en moins d’une seconde standard. Toute pensée, même la plus concise, sur la catastrophe, prendrait plus de temps à être formulée que l’événement proprement dit.

Mais le plus horrible n’était pas là. Si jamais les autres peuples de la Co-sentience venaient à recevoir la preuve qu’une chose pareille avait pu se passer, la Co-sentience tout entière risquait de se désagréger. Qui accepterait de continuer à utiliser les couloirs, sachant qu’à l’autre bout il se trouverait peut-être pris au piège de quelque abominable expérience ? Qui ferait encore confiance à son voisin, si celui-ci avait des coutumes, un langage et un corps différents des siens ? En vérité, les conséquences seraient bien plus graves qu’un égorgement mutuel entre Humains et Gowachins. C’était un embrasement que toutes les espèces pouvaient redouter. Bildoon avait très bien compris cela. La menace qui pesait sur cette mystérieuse Dosadi pesait en même temps sur tout le monde.

McKie avait du mal à chasser cette horrible vision de son esprit : une explosion… un éblouissement bref se dilatant en direction de son propre néant… oui, si la Co-sentience venait à l’apprendre en cet instant, situé juste avant que tout l’univers ne s’écroule comme une falaise émiettée sous l’action de la foudre, quelle excuse pourrait être trouvée pour expliquer que la raison ait été impuissante à empêcher l’accomplissement d’une telle chose ?

La raison

McKie secoua la tête et ouvrit les yeux. Pourquoi imaginer systématiquement le pire ? Il laissa l’atmosphère encore ensommeillée de son appartement envahir tous ses sens et le pénétrer d’une présence familière.

Je suis Saboteur Extraordinaire et j’ai un travail à mener à bien.

Cela aidait, d’envisager ainsi la question dosadie. Souvent, la solution d’un problème reposait uniquement sur la volonté de réussir, les talents acquis et des ressources considérables. Le BuSab possédait à la fois ressources et talents.

Il étira ses bras au-dessus de sa tête et fit pivoter son torse massif. La canicouche ondoya sous lui de plaisir. Il émit un sifflement léger et plissa les paupières tandis que la lumière du jour pénétrait aussitôt, en réponse, par les baies vitrées de son appartement. Un bâillement lui déforma la bouche. Il se laissa glisser au pied de la canicouche et marcha jusqu’à la fenêtre. Sous un ciel qui ressemblait à une feuille de papier bleu marbré, les toitures et les tours de Central Central s’étendaient à perte de vue. C’était là le cœur de la planète maîtresse à partir de laquelle le Bureau des Sabotages projetait ses multiples tentacules.

La clarté le fit de nouveau ciller et il prit une longue inspiration.

Le Bureau. L’omniprésent Bureau. Omniscient. Omnivore. L’unique source de violence officielle non contrôlée qui subsistait encore au sein de l’univers co-sentient. C’était l’instrument et la norme d’un équilibre délicat fait de choix impossibles. L’ennemi commun de la Co-sentience était son irrésistible penchant pour toutes sortes d’absolus. Et à chaque heure de travail de chaque jour ouvrable, le BuSab, à tous les niveaux de sa hiérarchie, se posait la question :

« Que sommes-nous donc, si nous succombons à une violence sans frein ? »

La réponse était là, imminente et tenace :

« Des incapables. »

L’existence d’un gouvernement co-sentient n’était possible que dans la mesure où, quelle que fût la définition qu’ils en donnaient séparément, les participants croyaient à la réalité d’une justice commune accessible à chacun en particulier. Le gouvernement existait grâce au BuSab, tapi au cœur de ses rouages tel un redoutable chien de garde prêt à attaquer n’importe quel dépositaire du pouvoir avec une impunité délicatement calculée. Le gouvernement existait parce qu’il y avait des domaines où il ne pouvait pas mettre la main sans se faire trancher les doigts. La possibilité de se tourner vers le BuSab rendait l’individu aussi puissant que la Co-sentience. Tout l’édifice reposait, finalement, sur la progression froide et cynique de quelques tentacules lancés par le BuSab dans des directions soigneusement choisies.

Je ne me sens pas l’âme d’un tentacule du BuSab, ce matin, songea McKie.

Au cours de sa carrière, il avait souvent connu de semblables réveils. Il possédait une manière à lui de couper court à cet état d’esprit : c’était de s’enterrer sous une montagne de travail.

Il se dirigea vers la salle de bains, séparée du reste de l’appartement par une demi-cloison, et s’abandonna aux soins programmés de la toilette du matin. La psyché à l’autre bout de la pièce reflétait son corps tout en l’examinant pour faire le bilan de son état physique. L’image que McKie avait en face de lui était celle d’un Humain trapu ressemblant à un gnome à la peau foncée et aux cheveux roux. Les traits de son visage étaient si larges qu’ils suggéraient une impossible parenté avec le peuple batracien, les Gowachins. La seule chose que le miroir ne reflétait pas était son esprit, considéré par beaucoup comme l’instrument juridique le plus aiguisé de toute la Co-sentience.

Le Programme Journalier s’enclencha à l’instant où McKie mit les pieds hors de la salle de bains. Il s’adressa à lui sur un ton qui résultait de l’analyse combinée de ses mouvements et de son état psychophysique.

« Bonjour, monser », couina-t-il.

McKie, qui avait l’habitude d’interpréter les conclusions du P.J. à partir du ton qu’il jugeait bon d’adopter pour lui parler, réprima un mouvement de dépit. Bien sûr qu’il se sentait irritable et préoccupé. Qui ne l’aurait été, à sa place ?

« Bonjour, stupide objet inanimé », grogna-t-il en enfilant un pull-over pare-balles dont la texture très souple et la couleur vert pâle imitaient honorablement l’apparence d’un lainage.

Le P.J. attendit patiemment que sa tête émerge.

« Vous aviez exprimé le désir que je vous rappelle la réunion des membres directeurs du Bureau, ce matin à 9h locales. Mais il y a… »

« De tous les pires crétins de la… »

L’explosion de McKie interrompit net le P.J. Depuis pas mal de temps déjà, McKie avait l’intention de reprogrammer entièrement cette foutue machine. On avait beau les régler avec une grande précision, elles finissaient toujours par se déphaser.

Sans chercher à restreindre ses émotions, il jeta quelques mots soigneusement choisis :

« Écoute-moi bien, tas de ferraille, n’emploie jamais ce mode copain-copain avec moi quand je suis de cette humeur-là. La dernière chose que je désirais, c’était qu’on me rappelle cette réunion. Et quand tu enregistres dans tes casiers une information de ce genre, ne suggère surtout pas que c’est moi qui souhaite qu’on me la rappelle. C’est vu ? »

« Votre réprimande est enregistrée et un nouveau programme sera institué, monser. » Le P.J. adopta un ton efficace et neutre pour enchaîner rapidement : « Mais il y a une nouvelle raison de mentionner cette réunion. »

« Eh bien ! laquelle ? »

McKie enfila un caleçon vert et un kilt assorti fait de la même matière que le pull-over. Le P.J. poursuivit :

« Cette réunion vous a été rappelée, monser, à cause de l’apparition d’un élément nouveau. On vous demande de vous abstenir d’y aller. »

McKie, sur le point de chausser une paire de bottes autopropulsantes, eut un instant d’hésitation avant de déclarer :

« Mais ils vont quand même avoir une explication avec les Gowachins responsables du BuSab ? »

« Je l’ignore, monser. J’ai reçu un message qui vous demande de vous mettre en route ce matin même dans le cadre de la mission qui vous a été confiée. Le code « Gébé » a été instauré. Vous devez vous rendre immédiatement sur une planète appartenant à un phylum gowachin dont l’identité n’a pas été spécifiée. Cette planète s’appellerait Tandaloor. Ils désirent vous entretenir d’un problème de nature juridique. »

McKie, ayant fini d’ajuster ses bottes, se redressa. Il ressentait le poids des années comme s’il n’avait jamais subi d’intervention gériatrique. « Gévé » signifiait un milliard d’enfers en puissance. Il allait être entièrement livré à lui-même, avec une seule possibilité – douteuse – d’assurer ses arrières : la communication avec un moniteur taprisiote. Celui-ci resterait tranquillement à l’abri sur Central Central tandis que lui, McKie, irait risquer sa peau au-dehors. En fait, le Taprisiote n’accomplissait qu’une seule fonction : constater son décès et enregistrer toutes les données disponibles durant ses derniers instants, c’est-à-dire chaque pensée, chaque souvenir. Ces éléments d’information seraient communiqués à l’agent du BuSab qui prendrait sa relève. Lui-même se verrait affecter un nouveau Taprisiote, qui… ainsi de suite. Le BuSab avait la réputation de venir à bout de tous les problèmes à force de persévérance. Jamais il n’abandonnait. Et le coût d’utilisation des services d’un Taprisiote était si élevé qu’un agent qui s’en voyait affecter un ne pouvait guère se faire d’illusions sur les chances de survie qu’on lui accordait. Ni fleurs ni couronnes n’étaient prévues pour le défunt héros. Même la dépouille physique dudit héros serait probablement absente à la cérémonie privée.

McKie se sentait à vrai dire de moins en moins héroïque.

L’héroïsme était une qualité de crétin et le crétinisme n’était pas le critère de recrutement du BuSab. En fait, le raisonnement n’était pas difficile à faire. On l’avait choisi parce que, de tous les agents non gowachins du Bureau, il était le plus qualifié pour traiter avec des Gowachins.

Il se tourna vers le vocom P.J. le plus proche : « À-t-on suggéré que ma présence à cette réunion pourrait gêner quelqu’un ? »

« Personne n’a émis cette conjecture. »

« Qui t’a transmis ce message ? »

« Bildoon. Après authentification de son empreinte vocale. Il a demandé de ne pas interrompre votre sommeil et de vous faire part du message à votre réveil. »

« A-t-il dit qu’il rappellerait, ou que je devais le rappeler moi-même ? »

« Non. »

« A-t-il parlé de Dosadi ? »

« Il a dit que l’affaire dosadie demeure inchangée. Dosadi ne figure pas dans mes banques, monser. Dois-je me procurer d’autres infor… »

« Non ! Il faut que je me mette en route immédiatement ? »

« Bildoon a dit que tous les ordres précédents étaient annulés. En ce qui concerne Dosadi, il a déclaré – je cite – Nos pires prévisions sont en passe d’être vérifiées. Ils possèdent toutes les motivations requises. »

McKie rumina à voix haute :

« Toutes les motivations… l’intérêt personnel ou la peur… »

« Monser, vous voulez peut-être savoir si… »

« Mais non, stupide machine ! Je pensais tout haut. C’est une chose que les Humains font parfois. Nous avons besoin de faire un tri dans notre tête, pour évaluer chaque information disponible. »

« Votre méthode est loin d’être efficace. » Cela eut le don d’exaspérer McKie :

« C’est un travail que seule une personne intelligente peut accomplir, et non une machine ! Seule une créature co-sentiente peut assumer la responsabilité d’une telle décision. Et je suis le mieux placé pour comprendre ce qui se passe. »

« Pourquoi ne pas avoir mis un agent gowachin sur cette affaire, puisque… »

« Quelle perspicacité, de la part d’une machine ! »

« Ce n’était pas difficile, avec tous les éléments en ma possession. De même, si on vous attribue un moniteur taprisiote, c’est qu’il s’agit d’une mission qui met votre personne en danger. Je ne dispose pas d’informations spécifiques sur Dosadi, mais tout cela implique très clairement que les Gowachins sont en train de se livrer à quelque activité douteuse. Permettez-moi de vous rappeler, monser, que les Gowachins répugnent généralement à reconnaître leur propre culpabilité. Rares sont les étrangers qu’ils considèrent dignes de leur compagnie et de leur confiance. Ils détestent par-dessus tout se sentir dépendants d’autrui, même quand il s’agit de Gowachins comme eux. Cette conception est à la base de tout leur système juridique. »

Cette longue tirade était la plus émotionnellement chargée que McKie eût jamais entendue de la bouche de son P.J. Peut-être son refus constant d’accepter la machine sur des bases personnelles et anthropomorphiques l’avait-il forcée à cette adaptation. Ce qu’elle venait de dire était non seulement pertinent, mais d’une importance vitale dans la mesure où ses propos avaient été spécialement choisis pour l’aider dans un des rares domaines où le P.J. pouvait le faire. Ainsi, dans l’esprit de McKie, le P.J. se trouva soudain promu au rang de confident sérieux.

Comme s’il était au courant de ses pensées, le P.J. enchaîna :

« Je ne suis tout de même qu’une machine. Vous n’êtes pas très efficace mais, comme vous l’avez si bien dit vous-même, les Co-sentients disposent, pour atteindre leurs objectifs avec une grande précision, de voies qui ne sont pas accessibles aux machines. Nous ne pouvons que… conjecturer, et encore nous ne sommes généralement pas programmés pour cela, à moins de circonstances tout à fait spéciales. Aussi, ayez confiance en vous. »

« Tu n’aimerais pas que je me fasse tuer ? »

« Cela irait à l’encontre de mon programme. »

« As-tu d’autres judicieux conseils à me donner ? »

« Vous feriez bien de vous attarder ici le moins longtemps possible. Il y avait quelque chose d’urgent dans la voix de Bildoon. »

McKie fixa, perplexe, le vocom P.J. le plus proche. Quelque chose d’urgent dans la voix de Bildoon ? Même à l’occasion d’alertes exceptionnelles, Bildoon ne s’était jamais vraiment départi de son calme devant McKie. Dosadi avait beau être un cas spécial, cela n’expliquait pas…

« Es-tu certain de ce que tu viens de dire ? »

« Il a parlé très vite, sous le coup d’une émotion évidente. »

« Il semblait sincère ? »

« Ses pics vocaux conduisent à cette conclusion. »

McKie hocha lentement la tête. Quelque chose sonnait faux dans le comportement de Bildoon, mais c’était sans doute trop subtil pour être décelé par les circuits de lecture du P.J.

Ou par les miens.

Troublé, McKie ordonna au P.J. de préparer son nécessaire de voyage au complet et d’énoncer le reste du programme pour la journée. Tandis que le P.J. obéissait, McKie se dirigea vers le coffre à accessoires, près de la salle de bains.

Le premier rendez-vous de la journée était avec le Taprisiote. Tout en écoutant d’une oreille, McKie prit bien soin de vérifier en même temps que lui la trousse que le P.J. était en train de remplir. Il y avait des plastiblocs, qu’il manipula avec toutes les précautions indispensables, et un assortiment de stimuls dont il préféra, à la réflexion, ne pas s’encombrer. Il comptait à vrai dire beaucoup plus sur les amplificateurs musculosensoriels implantés depuis quelques années chez tous les agents importants dû BuSab. Au contenu de la trousse vint s’ajouter ensuite un lot d’explosifs variés allant du pénétrateur au générateur X. Doucement avec ça. Il sélectionna aussi des lunettes universelles, un paquet d’unichair avec quelques rouleaux de flexipeau, des solvos et un miniputeur. Le P.J. lui tendit une capsule biotem, pour la liaison avec le Taprisiote. Il l’avala aussitôt, pour lui donner le temps de se fixer dans son estomac avant l’heure du rendez-vous. Puis il choisit de mettre dans la trousse un holoscope accompagné de quelques plaques, ainsi qu’un certain nombre de rupteurs et de comparateurs. Il écarta l’adaptateur destiné à effectuer des simulations d’identité-cibles. Il ne pensait pas avoir le temps d’employer des procédés aussi délicats au cours de cette mission. Il préférait se fier, en cas de nécessité, à son instinct.

Il fixa la mini-trousse dans un compartiment hermétique de son portefeuille et glissa le portefeuille dans une de ses poches. Le P.J. était toujours en train de réciter :

« … vous arriverez alors sur Tandaloor, en un lieu dénommé la Sainte Marche. Ce sera là-bas le début de l’après-midi. »

La Sainte Marche !

McKie essaya de fixer son attention sur ce que disait le P.J., mais un dicton gowachin lui traversa l’esprit : La Loi est un guide aveugle, une coupe d’eau amère. La Loi est un défi mortel qui change de la même manière que les vagues successives de l’océan.

Il n’ignorait pas la raison pour laquelle cette pensée s’était subitement imposée à lui : la Sainte Marche était un lieu sacré de la mythologie gowachin. Là, d’après la légende, vivait le fameux monstre Mrreg, qui avait marqué le caractère gowachin de son sceau d’immutabilité.

À présent McKie croyait connaître la raison pour laquelle le phylum gowachin avait requis sa présence sur Tandaloor. Il y avait en fait cinq phylums à la Sainte Marche, mais il aurait parié qu il s’agissait du plus terrible, du plus redouté, du plus puissant des cinq. L’affaire dosadie n’aurait pu avoir pris naissance en un lieu plus approprié. Il s’adressa à son P.J. :

« Fais préparer mon petit déjeuner. Et note que le condamné a mangé avec appétit. »

Le P.J., programmé pour ignorer les figures de style qui n’appelaient pas de réponse particulière, s’appliqua en silence à obéir aux ordres.

Dosadi
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